[ Aller au nouveau Forum ]

La jungle de l'horlogerie helvétique... (long)


[ chronomania.net - Les archives de l'ancien forum ]


écrit par Laurent le 17 septembre 2002 08:47:13:

Un article fort intéressant de WorldTempus sur les pratiques de Swatch Group :
bonne lecture !

Des petits fabricants défient la loi de Swatch Group

Article publié le 16 Septembre 2002
--------------------------------------------------------------------------------

En cessant d'ici à 2006 de livrer des ébauches aux «termineurs», Swatch Group fait plus que tuer ou réduire au rang de sous-traitants des usines et artisans indépendants. Il se donne un pouvoir énorme sur les marques concurrentes. Dans un monde encore marqué par l'omerta, quelques voix fortes se font entendre, et la résistance s'organise - trop tardivement selon certains observateurs. La Commission de la concurrence dira bientôt s'il y a abus de position dominante. .

«Je me bats pour éviter que toute l'horlogerie ne tombe dans les pattes de Hayek!» Josette Guyot-Grandjean tape sur la table, frémissante, magnifique d'indignation. «Moi, il ne me fait pas peur!» Dès que Swatch Group a annoncé en juillet que son usine ETA cesserait de livrer des ébauches aux «termineurs» d'ici à 2006, elle est montée au créneau, a exigé de voir le grand boss en face. Elle attend toujours.

Poltrons, la plupart des autres se terrent, téléphonent trois fois pour que leur témoignage soit gommé. Comme ce patron d'une petite fabrique jurassienne qui a dû licencier 14 ouvriers il y a dix jours. Non que les affaires marchent mal. Mais ETA a déjà fermé le robinet d'ébauches à une grande marque du groupe Richemont qui ajoutait des complications dans son atelier. L'artisan jurassien confirme les licenciements tout en refusant que des noms soient cités: «Sacré nom de bleu, on a la chiasse!»

Pour comprendre ce qui se passe, il faut dévoiler deux ou trois choses sur le royaume magique de la montre mécanique. Sous les boîtiers plus ou moins dorés se cache souvent le même mouvement de base. Ainsi, les calibres (mouvements) ETA 2892, vendu 80 francs sortie d'usine, et le 7750, vendu 160 francs, équipent près de la moitié des quelque 3,5 millions de montres mécaniques «made in Switzerland» annuellement. La même standardisation qu'avec les moteurs des voitures? Oui, sauf que pour les automobiles, on connaît au moins la cylindrée et que les prix, dans la même catégorie, ne varient pas du simple au décuple.

ETA fabrique à la fois quatre ébauches sur cinq - le «kit» de base - et plus de la moitié des mouvements terminés. Les principaux indépendants, comme Rolex et Jaeger-LeCoultre, ne produisent pas pour des tiers et ne peuvent donc être considérés comme une source alternative d'approvisionnement. A travers son appareil industriel, Swatch Group a donc pouvoir de vie ou de mort sur la vingtaine d'usines ou de petits ateliers, les termineurs, qui montent les ébauches ETA et, souvent, les enrichissent de fonctions supplémentaires pour des grandes marques hors du giron Swatch.

En juillet, Nicolas Hayek a tourné son pouce vers le bas. Principale visée, Sellita, une entreprise de 170 employés que «Jo» Guyot-Grandjean a fondée avec son futur mari en 1950, est condamnée à disparaître ou à devenir un simple sous-traitant d'ETA, ce contre quoi «Jo» s'est toujours farouchement battue: «Hayek se pare des plumes du paon, s'attribue faussement les mérites de la Swatch qui était née avant son arrivée.» Et pas seulement cela, semble-t-il. Quand, en pleine crise horlogère, ETA délaissait le mouvement mécanique, Sellita lui a lancé une sacrée bouée en lui commandant 500 000 pièces d'un calibre automatique (le 2688), puis un autre (le 2846), prenant à sa charge une partie des investissements.

Mais le passé n'intéresse pas Nicolas Hayek. Il préfère brandir une fausse Rolex à la télévision, affirmant détenir «des preuves irréfutables» que des mouvements Sellita et d'autres termineurs équipent des contrefaçons.

Des preuves? Swatch Group n'a posé aucun document chiffré, sérieux, sur la table. «La grande majorité des contrefaçons «haut de gamme» ont des mouvements ETA et non ceux des entreprises visées, glisse une source très bien placée qui supplie: Ne dites pas mon nom, ou je perds mon boulot.» Plusieurs témoignages vont dans le même sens.

Derrière sa façade silencieuse, l'horlogerie est en ébullition. Les coups partent de tous côtés. A côtoyer le milieu, on se rend bientôt compte que chacun est discrètement redevable de quelque chose à son voisin, mais surtout que tout le monde est à genoux devant Swatch Group.

Enfin, pas tout le monde puisque deux termineurs au moins, Sellita et le Chaux-de-Fonnier Jean-Pierre Jaquet ont eu le courage, impensable il y a trois ans, de dénoncer un abus de position dominante à la Commission de concurrence. Jean-Pierre Jaquet résume l'enjeu fondamental, qui dépasse largement la survie de quelques termineurs: «Si vous contrôlez les mouvements, vous contrôlez les marques.»

C'est là que se trouvent les marges les plus juteuses, en habillant la montre d'or et de slogans évoquant la créativité (si possible séculaire) de l'artisan-horloger. Les montres en métaux précieux (5% du volume exporté) dégagent la moitié des 9 milliards de francs d'exportations. Depuis que Swatch Group a pris le virage du luxe il y a bientôt dix ans, ses dirigeants veulent leur part du gâteau, et peut-être plus que leur part.

Abusent-ils de leur position dominante? Les indices vont dans ce sens.

• Les deux principaux calibres fabriqués par ETA ont subi en cinq ans des augmentations de prix supérieures à 50%, alors qu'ils n'ont pratiquement pas changé depuis une trentaine d'années.

• A la dernière Foire de Bâle, des avocats de Swatch Group ont forcé des exposants à retirer de leur vitrine des montres équipées d'un mouvement concurrent Progress Watch, sous prétexte que ce dernier copiait un brevet ETA. Progress Watch s'est bardé d'avis juridiques pour contre-attaquer, mais les avocats de Swatch ne se sont plus manifestés après la foire. L'effet désiré - effrayer les exposants - avait été obtenu.

• ETA a voulu racheter en 2001 l'usine du Chaux-de-Fonnier Jean-Pierre Jaquet. La proposition de contrat, sans en-tête, lui a été glissée dans la poche de son veston lors d'une sauterie organisée par ETA. Jean-Pierre Jaquet montrant peu d'intérêt pour cette proposition, les livraisons de calibres ont mystérieusement cessé pendant quatre mois. Plusieurs fabricants affirment que les délais rallongés ou les quantités arbitrairement diminuées sont une pratique courante d'ETA.

• En 2001 toujours, ETA a exigé de ses clients (et concurrents) Soprod, Sellita et Jaquet entre autres, qu'ils lui dévoilent la liste complète de leurs propres clients et des spécialités qu'ils leur vendent. Les listes ont été envoyées à contrecœur, avec cette précision qui devrait intéresser la Comco: «A votre demande», ou «Selon vos exigences...». Si la démarche d'ETA ne constitue pas une violation caractérisée du secret des affaires, il n'y a plus qu'à envoyer les lois au pilon pour en faire des présentoirs de Swatch.

Quand le patron de Sellita, Miguel Gracia, a osé condamner publiquement la dernière décision d'ETA, la fabrique d'ébauches lui a signifié oralement que son quota 2002 serait diminué de 35 000 pièces (sur une quantité déjà réduite unilatéralement de 15%, alors que Sellita a des commandes en souffrance). Un autre téléphone a annoncé à Miguel Garcia qu'il devait s'attendre à une nouvelle réduction de 35% en 2003. «Cela m'oblige à licencier à bref délai un tiers de mes employés», dit le directeur. Et toujours pas un mot écrit. «Tout reste oral, nous n'avons pas d'informations sur les projets d'ETA», dit Jean-Philippe Dubois, de Dubois-Despraz. «C'est leur tactique, ils annoncent le pire puis en retirent la moitié, et ainsi de suite», ajoute un excellent connaisseur de Swatch Group avec le geste significatif d'un pouce qui écrase la table avant de relâcher momentanément sa pression.

«Swatch vise le monopole à tous les étages de l'horlogerie, confirme un développeur de machines pour l'horlogerie. Dans un sens, il a raison, ainsi il contrôlera mieux la qualité.» Serait-ce que la marchandise des termineurs laisse parfois à désirer? Le directeur d'ETA, Anton Bally, l'affirme en privé, pour se justifier, mais propose en sous-main à ces mêmes termineurs de devenir des sous-traitants du groupe Swatch.

La concentration n'est-elle pas inéluctable, après tout? Certains le pensent, comme cet ancien cadre de Nivarox, l'usine qui fournit désormais les parties réglantes à TOUS les horlogers (sauf Rolex, dont la production propre est estimée à un quart ou un tiers de ses besoins, et qui refuse de commenter la situation): «C'est il y a dix ou vingt ans que les fabriques auraient dû assurer leur indépendance.»

Le nouveau président de la Fédération horlogère (FH), Jean-Daniel Pasche, enfonce le clou: «La diminution du nombre d'intermédiaires, la formation de réseaux fermés est un phénomène général dans l'horlogerie.» Mais peut-il dire autre chose? «Supprimez les cotisations de Rolex et de Swatch, et nous pouvons fermer boutique», lâche-t-on, désabusé, dans les couloirs de la FH. Celle-ci se tortille comme une anguille pour ne pas prendre position face au coup de force d'ETA. Son président jusqu'en 2002, François Habersaat, venait du marketing d'ETA.

Mais il en est aussi qui refusent la fatalité. Des discussions intenses ont commencé entre termineurs. «Nous aurions une solution à proposer...», affirme un fabricant de mouvements qui ne veut en dire plus. Jean-Pierre Jaquet pense qu'en cinq ans, il sera possible de mettre sur pied un appareil de production indépendant d'ETA. Le groupe Richemont (Piaget, Jaeger, IWC, Baume & Mercier) travaille d'arrache-pied à maîtriser toute la chaîne de production. «Nous avons investi 300millions en un an pour assurer l'autonomie de nos marques», souligne Henry-John Belmont, PDG du secteur haute horlogerie. Mais il devient prudent comme un chat dès qu'on évoque la récente décision de Swatch Group: «Nous n'en avons pas encore discuté en comité, nous entretenons d'excellentes relations avec ETA.»

Au fond, est-ce si grave que le groupe Swatch domine outrageusement un marché qui, comme le souligne joliment Jean-Daniel Pasche, «représente un tiers du chiffre d'affaires de Novartis»? Le monopole permettra à ETA de manipuler discrètement le robinet des livraisons, de jouer sur les prix et surtout de connaître les intentions de marques concurrentes. Plus fondamentalement, «une telle concentration porte gravement atteinte à la créativité industrielle, avertit Gil Baillod, ex-rédacteur en chef de L'Impartial et bon connaisseur de l'horlogerie. Historiquement, ce sont les petits entrepreneurs qui ont su ajouter une «malice» aux produits existants».

La malice de Nicolas Hayek a plutôt été de faire fructifier les idées des autres. Mais quand il ne sera plus là, qui aura ce talent? Son fils Nick? On ne l'entend pas sur ce sujet brûlant, pas plus que tous les autres membres de la direction, au garde-à-vous devant le patriarche.





Réponses:


[ chronomania.net - Les archives de l'ancien forum ]